Pourquoi Jacques Chirac doit-il être battu ?

(Editorial de Jean-Christophe Cambadélis paru dans la lettre "Socialisme et Démocratie" n°20 - janvier 2002)

Jacques Chirac est devenu le candidat quasi unique de la droite. Situation inédite à droite sous la Vème République.
Après sa défaite lors des élections législatives de 1997, il refusa de l'assumer, ne pensant qu'à son rétablissement dans les sondages. Ce qu'il obtint après cinq ans de cohabitation. La réussite gouvernementale de 1997 à 2002 permit en partie ce tour de force. Entre temps, ce fut la défaite des siens aux élections régionales, la déroute de son parti aux élections européennes, l'échec de son candidat à la direction du RPR.
Jacques Chirac eut une seule obsession durant cette " présidence amputée " : interdire l'émergence d'un troisième homme. Il a pulvérisé Charles Pasqua, marginalisé François Bayrou et conduit Philippe Séguin et Nicolas Sarkozy à la démission. Il est enfin en situation, régnant sur une droite politiquement exsangue, sans ressort. Mais peu lui importe ; il avance au-devant de la gauche, se saisissant de tout ce qui se présente à portée de main.
Pantin mécanique animé par sa seule candidature.
Bref, quelle que soit la manière dont on prend le problème, Jacques Chirac sera au second tour et c'est lui que la gauche doit battre.

Pourquoi Jacques Chirac doit-il être battu ?

Il s'agit d'abord d'une nécessité pour la France.

Jacques Chirac, alors qu'il avait tout en main - une majorité écrasante à l'Assemblée Nationale et au Sénat, l'exécutif, la totalité des régions - fut pour le moins maladroit et pusillanime.
Il isola la France dans le monde par la reprise unilatérale des essais nucléaires, réintégra l'OTAN sans que le pays ne se prononce, il précipita l'ensemble des fonctionnaires dans la rue contre son plan de retraite, il exacerba la polémique sur l'immigration au point de couper la France en deux sur le sujet.
Il ne sut pas lire la conjoncture de reprise économique et donc retarda la baisse du chômage.
Mais par contre, il s'acharna à verrouiller les parquets au point de provoquer un profond désir de rétorsion dans la magistrature.
Enfin, il promis de lutter contre la fracture sociale et stigmatisa les thèses libérales de son concurrent de droite, Monsieur Balladur. Mais abandonna cette promesse - qui avait fait son élection - pour épouser celles de son adversaire, tout en refusant aux Balladuriens le moindre poste ministériel.

Ces deux années de " pleins pouvoirs " furent à ce point catastrophiques que les Français le privèrent de majorité en 1997. Jacques Chirac n'a époustouflé le peuple de France, ni par sa vision, ni par sa pratique. Aujourd'hui notre pays est confronté à la crise internationale, aux interrogations économique et à l'inquiétude sur l'insécurité, mais aussi à des choix sociaux majeurs.
La France ne peut se permettre l'inconstance, voir l'inconsistance du leader de la droite.

Pour se rétablir dans son camp et dans l'opinion, Jacques Chirac dû épouser toutes les thèses, tous les thèmes, toutes les demandes les plus antagonistes de la droite. Pratiquant la stratégie du miroir, il ne fut que le reflet de demandes contradictoires.
Habileté, nous dira le cynique ! Peut-être, mais en cas de victoire, le faux-semblant calamiteux et l'absence de projet nécessaire à la séduction éphémère, deviendront un handicap de plus pour la France.
À force de ne pas choisir, c'est celui qui parlera le plus fort qui s'imposera au nouveau Président.
Jacques Chirac, réélu, deviendrait un bouchon incertain, oscillant au gré des évènements avec comme seul cap, tenir.

Cette conception de la politique que les Français appellent politicienne, est d'un autre âge.
Celle qui veut que les engagements ne valent que pour ceux qui les écoutent ; celle qui entretient des relations distantes avec la vérité, celle qui veut que l'on soit toujours dans la banlieue de ses principes, que la main droite ne sache ce que fait la main gauche ; que la fin justifie tous les moyens ; que tout soit dans l'apparence, l'esbroufe, l'attitude, la posture ou l'image, prenant les Français pour des veaux. C'est le triomphe du " moi d'abord ".
Cette façon de faire de la politique, Jacques Chirac l'a porté à des sommets inégalés.
Mais convenons-en, même s'il n'en est pas le seul responsable, cette attitude est à la base même du discrédit du politique.
Or, notre pays a besoin d'être gouverné. C'est-à-dire, pour paraphraser Michel Foucault, " conduire la conduite des autres ". Et de cela Jacques Chirac est incapable.

Tout le monde le sait - et c'est pure hypocrisie que de faire mine de croire le contraire - Jacques Chirac fut seulement l'instrument de la sanction de la gauche en 1995 après 14 ans de François Mitterrand. Il ne sut dépasser ce statut. Il ne changera pas maintenant. Le pays a pourtant besoin d'une gouvernance, capable de conduire un passage vers la modernité en respectant son histoire.

La défaite de Jacques Chirac est aussi une nécessité pour la gauche.

Évidemment, on peut dire que dans l'enchevêtrement des postures contradictoires, on ne risque rien. Et pourtant, si !
Jacques Chirac s'est prononcé tout au long de la cohabitation contre les réformes emblématiques de la gauche, son véritable programme réside dans ses prises de position contre Jospin depuis 1997 et dans le vote de la droite au Parlement contre les réformes. La véritable nature du programme Chirac tient dans ces deux faits.
Mais il ne s'agit que de posture, de réactions contradictoires, mais pas d'un dessein.
La future présidentielle est paradoxalement désirée mais impensée chez Jacques Chirac. Alors il sera un Président faible. Et il ne pourra résister à l'exigence du Medef.
Oui, il cherchera à porter atteinte à la fonction publique. N'a-t-il pas dissout pour avoir les moyens pour s'y attaquer ? Sa vision de la sécurité n'est pas collective. Elle est trop électoraliste pour ne pas provoquer de l'amertume. Et la sécurité sociale à deux vitesses n'est-elle pas pour lui la ligne de pente la plus douce ? La tentation sera trop grande. Il touchera les lois Chevenement sur l'immigration. Qui est prêt à parier qu'il ne choisira pas l'abandon définitif de la réforme de la justice ? Quant à la loi sur la modernisation sociale, comment peut-on croire qu'il ne reviendra pas dessus ? Pouvons-nous penser qu'il résistera aux fonds de pension ? Les emplois jeunes, hier brocardés, seront-ils honorés ?
Mais non, nous disent les stratèges de plume, il saura faire. Le problème c'est qu'il ne pourra faire. On a de la peine à imaginer qu'une partie de la droite déchaînée contre les acquis de la gauche, perçus comme une entrave économique, n'exige pas l'application des mises en cause énoncées, l'espace d'un instant, sous la cohabitation. Et si ce dernier ne le faisait pas, le mécontentement serait tel qu'il renforcerait la démagogie populiste. C'est là la rançon de " l'habileté " chiraquienne.
Tenir ses promesses de la cohabitation, c'est s'attaquer aux acquis de la gauche, les renier, c'est s'effondrer dans son camp.

Alors, et c'est pure logique, tout ce qui fut acquis par la lutte ou par la loi sera entamé, écorné, attaqué. Car Jacques Chirac ne se propose que de défaire alors que la gauche veut faire.

Et enfin pour la droite aussi Jacques Chirac doit être battu.

Dans la foulée d'une victoire, Jacques Chirac fonderait le parti du Président. Comment le lui reprocher ?
Il réduirait ainsi les démocrates-chrétiens, absorberait les libéraux et marginaliserait les Bonapartites.
Avec le talon de fer de la victoire présidentielle, les acteurs de son camp seraient contraints à perdre leur identité dans un mouvement dévolu au fils spirituel du Président : " Alain Juppé ".
Lorsque l'on repense aux Gouvernements Juppé, on sait que Jacques Chirac ne pratique pas le pardon de l'offense. Jacques Chirac a trahi la droite Gaulliste pour faire gagner la droite libérale Giscardienne. Il a quitté cette dernière en 1981 pour, croyait-il, s'ouvrir le chemin de sa propre victoire.
Il s 'est nourri de tous les échecs, au point d'être victorieux dans son camp, sans partenaire, ni dynamique.
Seul, hanté par les fantômes d'une vie, ceux de qui il a triomphé.
À triomphe sans dessein, il a fini par ne triompher que devant son miroir.
Jacques Chirac est seul, désespérément seul, combattant pour ne pas disparaître dans d'autres tourmentes que la politique. Et c'est la raison pour laquelle il n'a pas fait le trou dans les sondages à l'automne face à Lionel Jospin. Il n'y a pas d'adhésion politique à Jacques Chirac, ni estime, ni dynamique. La droite, sociologiquement toujours majoritaire, votera Chirac par simple détestation mécanique pour tout ce que représente la gauche.
Jacques Chirac le sait et il lui faut être au carrefour de tous les ressentiments.
Ce qui fait une victoire possible mais un président improbable.

Comment la droite pourrait-elle se refonder politiquement dans cette victoire sans stratégie ?
Jacques Chirac n'a comme seul projet que lui-même, comme seule stratégie que de durer.
Il propose à la France l'énergie de sa seule survie.
Alors que la France réclame une détermination sereine.