Deux raisons principales pour un drame politique

L'échec des présidentielles de 2002 tient à deux raisons essentielles.

1- Un problème de tactique électorale

C'est évident, Jospin s'est engagé dès le début dans une campagne visant à gagner le deuxième tour.
Comme tous en étaient persuadés, moi le premier, il s'agissait de créer les conditions d'une majorité pour Jospin contre Chirac.

D'ailleurs, reconnaissons lucidement qu'il ne s'en est pas fallu de beaucoup : avec un mouvement de 200 000 voix en plus ou en moins, Jospin était au deuxième tour, et tout indique que ses chances de gagner étaient immenses.
Nous avons sous-estimé aussi bien la nuisance potentielle des candidatures de gauche, dont la plupart ont passé plus de temps à concentrer leur feu sur Jospin qu'à promouvoir leur programme, que la profondeur du cynisme de la droite sur la sécurité, relayé par le jeu trouble de certains medias audiovisuels.
Autant de facteurs qui, dans une telle conjoncture, ont suffit à suffisamment faire bouger le curseur pour produire le séisme que l'on sait.

La victoire de Jospin au second tour aurait-elle réglé les problèmes de fond révélés par les résultats du 21 avril ? Bien sûr que non !
Mais la responsabilité d'un homme politique est aussi de s'inscrire dans un moment électoral : Lionel Jospin pouvait-il prendre le risque de mettre en péril l'issue de la présidentielle et de laisser la moindre chance à Chirac de remporter les élections ?
Je suis persuadé que Lionel Jospin savait qu'il restait un long chemin à accomplir pour guérir la société française d'un certain nombre de ses maux.
Mais, en homme d'Etat responsable, il a logiquement pensé qu'un mandat de Chirac, avec l'état actuel de la droite, était la pire solution pour construire un avenir différent.
Qui peut l'en blâmer ?
La politique du pire n'a jamais donné le moindre résultat positif, comme le montre l'histoire de l'humanité ou plus modestement, les "cures d'opposition".

2- Un problème de stratégie politique

La France est malade d'un grand écart entre sa culture politique et sa réalité sociale.

De la monarchie absolue au gaullisme en passant par la révolution française, Napoléon ou le front populaire, la culture politique française est marquée par une certaine fascination pour l'Etat et la politique comme épopée héroïque qui se joue " au sommet ".
Les grandes dates du pays sont encore et toujours celles de crises révolutionnaires ou autoritaires : 1789, 1815, 1848, 1870 et la Commune, 1936, 1945 et la Libération, 1958 et le retour de De Gaulle, Mai 68, Mai 81…
Une histoire de plus en plus autocentrée qui laisse évidemment peu de place à la respiration démocratique équilibrée du parlementarisme ou du dialogue social, et encore moins aux intrusions " extérieures " comme l'Europe et le cours du monde en général.

Les forces politiques, naturellement, sont encore articulées autour des clivages historiques forgés après la seconde guerre mondiale.
Dans chaque camp, on est écartelé entre les conservateurs, attachés à la défense culturelle et économique des catégories qui ont été la base sociale des partis depuis quarante ans ; et les modernistes qui veulent épouser la cause des nouveaux groupes sociaux en émergence, que ceux-ci soient favorisés ou défavorisés par la nouvelle donne d'ailleurs.

A gauche, le parti socialiste est condamné depuis 20 ans au grand écart entre un discours et une politique adaptés aux bénéficiaires des trente glorieuses (en premier lieu salariés des grandes entreprises et du secteur public) et la volonté de répondre aussi bien aux " nouveaux prolétaires " (salariés exclus de la production, précaires, enfants de l'immigration..) qu'aux nouveaux innovateurs de la société (entrepreneurs de l'économie privée ou sociale, cadres moyens et supérieurs, employés des nouvelles industries…).

S'il tient un discours identitaire traditionnel, il se stabilise autour des 30% mais se trouve incapable de parvenir au pouvoir, faute d'alliés capables d'offrir des réponses politiques de nature à capitaliser les autres demandes sociales et culturelles.
S'il tient un discours moderniste, il ouvre des brèches autour de lui dans lesquelles s'engouffrent les autres formations se réclamant de la gauche, qui s'efforcent de capter chacune une petite part de l'héritage délaissé.

Sans doute conscient de cela, Jospin avait voulu, avec la gauche plurielle, essayer de tenir l'équilibre entre les différentes gauches possibles, en faisant le pari que la mutation progressive de l'ensemble de la gauche pourrait s'accomplir de façon positive dans un contexte de gouvernement progressiste de la société.
L'équilibre était délicat à respecter, et il a suffit de quelques grains de sable pour le rompre.
L'effondrement du PCF a été sans doute plus rapide que prévu, et l'aventure de Chevènement plus délétère que personne n'aurait pu imaginé.
Cela a suffit à remettre en cause l'édifice global….

Il faudrait également rajouter sans doute la pratique gouvernementale des deux dernières années :
- la dislocation progressive de l'équipe de 1997, dont l'ensemble des personnalités garantissait un certain équilibre. Aucun départ individuel n'était déterminant à lui seul, mais quand s'additionnent les départs d'Allègre, Strauss-Kahn, Aubry, Le Pensec, Chevènement, Voynet….
- le glissement vers le saupoudrage des crédits ou la suspension des réformes à chaque nouvelle humeur sociale, par crainte de concentrer un abcès de crispation exploitable par un Chirac en embuscade

Paradoxalement, en voulant à tout prix faire gagner la gauche aux présidentielles, Jospin a mis en branle la machine qui l'a fait échouer en tant que leader des socialistes…