C'est quoi la gauche ?

La candidature de Jospin a donné lieu à quelques digressions sur le fait de savoir si son positionnement était plus ou moins socialiste, plus ou moins à gauche.

Des réflexes pavloviens

Pour certains supporters, Jospin est de gauche parce-qu'il vient du parti socialiste. Un peu court quand même…

Pour la droite, Jospin reste un socialo-trotskyste (nouveau slogan remplaçant le vieux " socialo-communiste " censé répandre la terreur dans les foyers), laxiste envers les voyous et dilapidateur de fonds publics. Rien de très original.

La gauche de la gauche, de son côté, instruit un procès permanent en " trahison ", en considérant moins les effets des politiques publiques, que leur apparence.

En mal d'idéologie construite après l'effondrement du marxisme léninisme et toujours discrète sur ses convictions révolutionnaires, cette gauche critique se raccroche désespérément aux apparences faute de pouvoir afficher une alternative au fond : tout doit être au maximum public, réglementé, collectif et d'Etat.
Culturellement hostile à l'économie de marché, mais incapable de proposer autre chose qu'une étatisation intégrale difficile à revendiquer, elle se contente de façon pavlovienne de condamner toute privatisation, comme si la propriété d'Etat était en soi un acquis social.
De la même façon, réticente à envisager ce que signifie concrètement le service rendu au public, elle ne juge les services publics qu'à travers le prisme du statut des personnels : le progrès du service public ne s'apprécie qu'à travers la progression du nombre de postes de titulaires de la fonction publique.

Cela va très loin dans le jugement sur les possibilités d'évolution sociale qui doivent être accordées aux individus : ne sont jugés de gauche que les parcours strictement encadrés par une réglementation, des programmes, des statuts et des diplômes nationaux.

Mais c'est quoi en fait la gauche ?
Au delà des anathèmes et raccourcis faciles, essayons sérieusement de faire le point.

Pour moi, il s'agit de deux choses principales :
- d'une part une vision de la société
- d'autre part une histoire socio-culturelle

Une vision de la société ?

Vision de la société : la gauche privilégie l'idée de correction des injustices et inégalités induites par la pente naturelle de la société (la recherche du profit qui est le but de l'économie de marché), avec un attachement à l'intervention des acteurs collectifs (pouvoirs publics notamment).
D'où une propension à ne pas s'en remettre aux acteurs dominants du marché : les entreprises privées, les catégories sociales dominantes…
Et aussi à envisager favorablement le rôle redistributeur de l'argent public.

Au contraire, la droite privilégie l'initiative privée et les entrepreneurs et se défie des actions publiques de nature à contrarier la liberté économique. Pour la droite, l'effet pervers de l'intervention publique est de décourager la création de richesses sous prétexte de mieux les répartir. A part quelques extrémistes, les libéraux admettent la nécessité d'un " encadrement " de la vie économique, mais pensent que le moteur fondamental du progrès réside dans la société de marché.

Un très bon exemple en est donné avec les licenciements : la gauche a toujours tendance à vouloir limiter la liberté de licencier des entreprises car elle pense que derrière un licenciement il y a souvent une stratégie d'enrichissement des actionnaires ; alors que la droite juge que l'entreprise doit être libre de licencier, car sinon elle ne voudra pas non plus embaucher.
Mais c'est pareil pour l'environnement.
La gauche va plus facilement intégrer l'écologie car elle aura moins d'Etats d'âme à " faire payer les pollueurs " que la droite qui va craindre une baisse de compétitivité des entreprises nationales.

Une histoire sociale et culturelle ?

Au niveau socio-culturel, la vision de la société a lié la droite et la gauche à des catégories sociales différentes et donc à des valeurs différentes.

Comme la droite est souvent du côté de l'ordre établi, elle épouse souvent les valeurs conservatrices des catégories dominantes, ce qui va la rendre moins malléable pour intégrer successivement les droits des femmes, des homosexuels, des minorités, des cultures émergentes, etc.

Au contraire, la gauche, qui se situe du côté de ceux qui subissent la loi dominante, va avoir tendance à prendre plus facilement en compte les revendications nouvelles.

La combinaison de ces deux éléments aboutit alors à deux visions de l'Etat :
- une gauche attachée à un Etat qui intervient beaucoup dans le domaine économique et social, et doit en revanche favoriser la liberté de la personne
- une droite qui voit d'abord dans l'Etat un garant de l'ordre public (police, justice, armée) et des libertés économiques (propriété privée)

Et la Nation ?

Ensuite, il y a un facteur de perturbation de ce clivage gauche-droite : la nation, souvent assimilée avec l'Etat d'ailleurs.
Facteur de perturbation, car la droite est nationaliste quant elle pense à l'ordre public et à ses symboles (armée, patrie, immigration, frontières...), mondialiste quand elle pense à l'économie (compétitivité internationale, libre échange de marchandises…).
Car la gauche est internationaliste quand elle se réfère à Jaurès ou au Tiers-Monde, nationaliste quand elle rêve d'intervention économique de l'Etat ou de lutte contre le libéralisme et les multinationales.
Avec en ligne de mire l'Europe.

Une certaine gauche essaye de se forger une nouvelle idéologie à base d'anti-mondialisation fortement teintée d'anti-impérialisme américain, façon de recycler à la fois un vieux fond de patriotisme social (rappelez vous le " produisons français " du PCF) et un référence internationaliste. Et tout cela explique pourquoi Porto Allegre accueille aussi bien des chevènementistes que des trotskystes ou des communistes.
Une autre partie de la gauche mise plutôt sur l'avènement de niveaux de régulation internationaux pour peser sur le cours du monde, avec par exemple l'espérance d'un gouvernement économique européen voire d'une sorte de taxe Tobin.

A droite, les personnalités issues de la tradition chrétienne-démocrate veulent explorer la profession de foi européenne, mais ont bien du mal à exister face à la vague populiste-libérale qui domine leur camp actuellement à l'échelle de l'Europe.

La modernité de gauche c'est le progrès social contre la société de marché

Quand on passe dans l'analyse précise des politiques publiques, les contradictions sont faciles à pointer.
On peut ainsi constater par exemple que la droite parie toujours sur la diminution des charges pour favoriser l'emploi, mais que le coût de ces programmes est tel qu'il entraîne souvent des dépenses publiques nécessitant une importante pression fiscale, alors même que la baisse des impôts est un autre élément d' identité de la droite.
On peut aussi voir que la gauche dénonce officiellement le poids de la TVA, impôt par nature injuste socialement parce-qu'il pèse sur tous les citoyens de façon équivalente, mais a quand même succombée à la tentation de la baisse de l'impôt sur le revenu ou la suppression de la vignette.

Néanmoins, si parler de gauche et de droite de façon absolue est bien aléatoire, dire que tout cela se ressemble est inexact voire frôle la mauvaise foi.
Il suffit de regarder certaines mesures concrètes.
Ainsi, en France, la couverture maladie universelle, les emplois-jeunes, les 35 heures ou encore le PACS montrent clairement des différences de conception.
Le gouvernement d'un pays ne se réduit pas à de la bonne gestion, et permet un certain volontarisme social.

Si Jospin et ses soutiens acceptent l'économie de marché, il refusent la société de marché. C'est une différence fondamentale.

Et c'est là que se niche la notion ô combien délicate de modernité.
Accepter l'économie de marché, c'est comprendre que tout ne trouve pas sa solution ultime dans l'Etat, qu'il faut s'intéresser à la production de richesses autant qu'à leur redistribution, que la formation et la création de ressources intellectuelles ne sont pas seulement des droits du salarié, mais aussi un investissement pour le développement économique, que la mobilité et l'émulation sont des ressorts tout aussi nécessaires au progrès social que la protection des plus faibles, que la responsabilité est la contrepartie indispensable à la liberté, etc.

Mais il faut savoir à chaque fois dépasser les mots et les slogans pour éprouver toute politique publique dans ses aspects concrets.

C'est comme cela, que l'on peut dire tranquillement que lorsque Tony Blair remplace des bourses aux étudiants par des prêts, ce n'est pas une mesure moderne, c'est une mesure libérale.
Etre moderne, c'est en effet augmenter le nombre de jeunes qui peuvent acquérir un formation de haut-niveau, facteur d'ascension sociale comme de richesse économique.
De même, privatiser les chemins de fer n'est pas une mesure moderne, puisqu'en fin de compte, cela se traduit par une dégradation du service rendu et une augmentation du trafic automobile (dangereux et facteur de pollution entre autres).
En revanche, maintenir coûte que coûte l'intégralité du statut des cheminots n'est pas de gauche en soi, sans examen préalable, si cela revient à engloutir des sommes publiques pour maintenir des avantages disproportionnés alors que d'autres catégories défavorisées pourraient être aidés de façon plus opportune.

Enfin, être moderne et de gauche, c'est sans doute en finir une bonne fois avec le mythe de la corne d'abondance des dépenses publiques et de l'Etat patron.
Cette idée implicite qu'il y a quelque part dans les caisses de la collectivité publique une sorte de trésor inépuisable, que des ministres Pïcsou protègeraient jalousement.
Non, l'Etat n'est pas un patron qui chercherait à réaliser des profits pour augmenter la rémunération de ses actionnaires (… ou alors ces derniers seraient les fonctionnaires ?!)
Il n'y a que des budgets qui ne sont pas extensibles à l'infini, et dont la répartition est le vrai enjeu de la politique publique.
Sachant que l'argent qui sera consacré à telle action ne sera pas disponible pour telle autre…

Présider autrement, c'est aussi assumer cela.