La gauche française a perdu les présidentielles.
Pas seulement Jospin, mais aussi tous ceux qui espéraient s'en sortir en plumant plus ou moins la volaille socialiste.
Même les verts, qui s'en sont moins mal tirés sur un plan tant arithmétique qu'éthique, voient leurs perspectives largement contrariées.
Cette défaite est clairement la sanction du schéma culturel qui a prévalu à gauche depuis plus de cinquante ans : une culture politique de la radicalité qui bloque toute capacité de promouvoir un réformisme de gauche conséquent.
Cette culture politique qui fait que la gauche française se vit à la fois dans le rêve du lyrisme néo-révolutionnaire et dans l'opportunisme de gestion, et toujours dans le réformisme honteux.
Cette gauche qui se gonfle de révérence au " mouvement social " mais qui n'a jamais pensé la politique autrement que comme un recours obsessionnel à l'Etat dans ce qu'il a de plus colbertiste.
Cette gauche qui se réclame de Jaurés mais a choisi en majorité l'adhésion au parti communiste au congrès de Tours ; cette gauche qui honore la mémoire de Blum mais a choisi Thorez et Guy Mollet pour la reconduire après la guerre ; cette gauche qui salue la stature de Mendès-France mais s'est donnée à Mitterrand.
Depuis 1993, la marginalisation confirmée du PCF, l'émergence des Verts et la fin du mitterrandisme ont mis à l'ordre du jour la nécessité de construire autre chose.
Après les échecs successifs de Fabius, Rocard et Emmanuelli, Jospin a repris la direction du Parti socialiste avec, sans doute, quelques convictions claires :
- la gauche doit se recomposer sur un nouvel axe qui réconcilie durablement l'idéologie et la pratique gouvernementale, le "dire" et le "faire"
- cette recomposition ne peut se faire par le passage brutal de l'ancien au nouveau, mais par une mutation progressive qui engage l'ensemble des formations de gauche
- le parti socialiste a la responsabilité, comme acteur central, d'aider à cette mutation
- cette mutation sera d'autant plus réussie qu'elle se fera non dans une posture d'opposant mais dans l'œuvre pédagogique et pratique de réforme de la société par un gouvernement de gauche durant cette phase de transition
C'était là le vrai enjeu de la gauche plurielle : tenir, dans un même ensemble, l'ancien et le nouveau, pour que chacun avance de façon cohérente et s'approprie la mutation politique.
Là où Delors, par exemple, avait renoncé, Jospin a voulu relever le défi, en pensant qu'il serait capable de réaliser "en marchant" une synthèse productive des cultures .
Le pari était ambitieux. Il méritait de réussir.
Il a échoué.
Bien sûr, le soir du 21 avril, mais pas seulement.
Plus fondamentalement, il a échoué quand, quelque part autour de l'année 2000, l'action réformatrice du gouvernement s'est arrêtée aux quelques grandes réalisations du début pour céder la place à l'empilement réglementaire le plus routinier et à la gestion des groupes de pression.
Quand on a renoncé à réformer les finances, la police et la gendarmerie ou l'éducation nationale, pour faire de la gestion pré-électorale, parce-que les présidentielles en ligne de mire paralysent tout.
Quand la dynamique de la gauche plurielle s'est transformée en négociation de boutiquiers, comme dans une sorte de congrès ordinaire où la discussion sur les amendements tactiques éclipse l'élaboration de l'orientation principale.
Il est facile aujourd'hui de dire qu'il fallait faire autrement, mais à l'époque le pari sur la victoire aux présidentielles était on ne peut plus raisonnable.
Et il y avait les revendications catégorielles qui foutaient la trouille au député de base, les alliés, y compris au cœur du PS, qui s'épanchaient sur leurs états-d'âme, les medias qui guettaient chaque conflit social en prédisant la fin des haricots, Chirac en embuscade qui "comprenait" les problèmes de la terre entière…
Fallait-il risquer de tout perdre ou jouer la sécurité en attendant la législature suivante ?
Aujourd'hui, en revanche, les choses sont claires.
La voix de la gauche impuissante se reconnaît facilement, tant nos oreilles y sont habituées depuis des années.
C'est celle qui va demander un retour identitaire et une inflexion à gauche, celle qui va faire semblant d'additionner les voix de Besançenot, Hue et Laguillier pour y trouver la matière mythique d'une nouvelle gauche radicale.
Celle qui va vouloir qu'on défende pied à pied les services publics en passant très fort aux fonctionnaires, celle qui va vouloir trouver des mots d'ordre symboliques (blocage des privatisations par exemple) pour éviter de s'interroger sur les politiques de fond à mener, celle qui va vouloir brandir le drapeau de la lutte contre la mondialisation en espérant en faire la nouvelle identité anti-impérialisme ; celle qui va demander des grandes loi de programmation et de création de postes dans les banlieues, l'école ou la santé, en espérant que la quantitatif dispense de se pose le problème de l'efficacité et de la qualité ; celle qui va exiger des ultimatums pour la constitution sociale européenne, en pariant que cela permettra d'en finir avec la construction de l'UE…
C'est évidemment une voix d'opposition. Avec un programme formaté pour éventuellement gagner une élection par concours de circonstance, prendre quelques mesures identitaires et surtout garantir, comme en 1986, un socle électoral honorable après la défaite qui ne manquera pas de survenir.
Ou, plus certainement, un programme voué à laisser la droite gouverner, mais idéalement taillé pour un discours d'opposition musclé à proportion de la politique du gouvernement.
Comme les travaillistes anglais en 1980, cette gauche ne se pose pas le problème de l'intérêt général du pays, mais celui de la vigueur de ses militants. Elle se réclame des plus faibles sans voir que la stérilité politique de ses orientations les livre pieds et poings liés à la plus rigoureuse des politiques libérales.
Et puis, il y a la voie de la gauche réformiste qui reste à explorer.
Non pas une gauche réformiste "par défaut", nons pas un réformisme tiède et consensuel, mais un réformisme fort, militant, qui ne craint pas d'aller à la confrontation.
Une gauche qui aura le courage de n'envisager l'utilisation des manettes de l'Etat que comme un outil au service d'une politique qui se mène aussi avec les autres organisations qui portent un projet collectif : syndicats, associations, économie sociale...
Celle qui n'aura pas peur d'affirmer que la responsabilité individuelle n'est pas une valeur de droite, qui saura sortir de la démagogie populiste méprisante qui tient lieu de dialogue avec les français, pour parler à tous les citoyens -même les plus défavorisés- un langage d'exigence morale et de dignité.
Celle qui sera capable sortir du confort de l'anonymat de l'administration nationale, pour engager des nouvelles étapes de décentralisation et de déconcentration, afin de mettre les centres de décision au plus proche des citoyens et revitaliser la confrontation démocratique.
Celle qui ne craindra pas de faire œuvre de pédagogie auprès des français pour leur expliquer que l'Europe est le présent de la France, sachant que cela signifie simplement que le champ de la confrontation sociale et culturelle ne disparaît pas mais se hisse à d'autres niveaux, où l'exception française doit le plus souvent céder à la place à la discussion collective.
Celle qui ne considérera plus le développement durable comme un colifichet décoratif pour rafistoler un accord électoral, mais comme une dimension nécessaire du fonctionnement social.
Celle qui saura expliquer qu'il y a des secteurs - éducation, formation, logement, santé - qui nécessitent la mobilisation de tous les moyens publics, et que cela n'est compatible ni avec la démagogie fiscale ni avec le clientélisme social vers les classes moyennes.
Celle qui se résoudra à définir quatre à cinq domaines prioritaires pour un mandat, et trouvera les mots pour convaincre les citoyens qu'il faudra orienter une grande masse de l'argent public vers ceux-là, et qu'on ne peut pas mener une politique volontariste en saupoudrant les crédits au gré des humeurs des catégories sociales qui ont les plus grands pouvoirs de nuisance.
Celle qui pourra enfin engager une œuvre de sauvetage des services publics en leur donnant les moyens d'être les plus efficaces au service de la population, quitte à assumer le conflit avec les groupes de pression qui ne jaugent de l'attachement au service public qu'à l'aune du nombre de postes de titulaires créés.
Il y aurait aussi peut-être la voie du social-libéralisme.
Mais honnêtement, je ne vois pas le créneau existant pour cela à l'heure actuelle, une telle posture étant vouée à se coincer entre Bayrou et Hollande, pour faire court…