En finir avec le gauchisme

Le gauchisme est devenu la maladie sénile de la gauche, et au delà un cancer pour la démocratie.

J'en vois déjà s'horrifier.
A l'heure où Le Pen est présent au second tour, comment oser s'en prendre en ces termes à Besançenot ou Laguiller ?

Hélas, le problème ne vient pas de ces deux là, même s' ils ont leur petite part de responsabilité dans la situation des présidentielles 2002.

Le mal de fond, c'est une culture politique qui imprègne encore toute la gauche française, bien au-delà des partis trotskystes. Et le PC en a sa part !

Une culture d'un certain populisme

Le gauchisme pervertit inconsciemment un ressort de base de la pensée de gauche, à savoir que l'organisation sociale est responsable de la situation que subissent les perdants de la société.

Rousseau, Proudhon, Marx et d'autres ont progressivement donné des outils pour extirper l'idée que les problèmes de l'humanité proviennent d'une prétendue nature de l'homme (pêché originel ou autre), et mettre en relief le fait que les inégalités sociales et culturelles ont d'abord à voir avec des phénomènes très matériels de répartition et production des richesses et du pouvoir.

Poussé à l'extrême, la matérialisme historique a proposé une grille de lecture à vocation scientifique permettant de penser qu'il est possible d'organiser rationnellement la société pour le bien du plus grand nombre, à partir du moment où le développement des forces productives permet d'en finit avec la pénurie.

Tout individu un tant soit peut généreux ne peut en effet que constater que l'accumulation de la richesse mondiale rend incompréhensible le maintien de la misère sous toutes ses formes.
D'où le très joli slogan de Besançenot, par exemple, " nos vies valent plus que leurs profits ".

Dès lors, la société communiste idéale présente tous les attraits d'un raisonnement juste et nécessaire… si l'on oublie quelques phénomènes humains de base.

Il n'y a pas de vraie place, en effet, dans ce raisonnement pour certains phénomènes tels que l'avidité, l'émulation et la concurrence, la peur de l'autre, la paresse, le goût d'entreprendre, les frustrations personnelles, le charisme, etc.

Dans ce schéma, il n'y pas de raison pour que la production soit laissée à l'anarchie destructrice du marché alors qu'une planification rationnelle permettrait de produire " de chacun selon son travail, à chacun selon des besoins ", il n'y a pas de raison pour que l'agriculture soit le fait de paysans individuels alors qu'une exploitation collective serait plus efficace, il n'y a pas de raison pour que la vente des marchandises soit livrée à l'enjeu de la concurrence alors qu'une organisation socialisée procéderait à une distribution équitable, il n'y a pas de raisons que certains soient salariés et d'autres propriétaires des moyens de production alors que tout chacun pourrait être producteur du bien commun…

Rejetant le fatras religieux qui met une surdétermination originelle à tout ce qui fait que l'homme n'est pas toujours bon, le raisonnement matérialiste ne voit dans les comportements qui empêchent un fonctionnement social juste et harmonieux que les produits de mécanismes sociaux (propriété privée, recherche du profit…) qu'il suffirait de faire disparaître pour qu'à leur suite ces errements s'évanouissent.

D'où l'engouement des marxistes pour toutes les recherches en psychologie ou sociologie qui s'efforcent, depuis un siècle, de mettre à jour les causes sociales des dérèglements de la sphère la plus privée.

Le problème c'est que décalquer mécaniquement une quête scientifique jamais achevée sur une démarche politique revient immanquablement à postuler à un moment ou un autre que le peuple est forcément progressiste et que ses errements éventuels ne peuvent dès lors que provenir de l'ordre social et politique existant.

On en arrive alors à une forme de populisme dans lequel " le peuple " abstrait et idéal a toujours raison, le peuple réel étant dédouané de toute responsabilité dans la mesure où il n'est jamais responsable de ses éventuels errements. L'homme du peuple n'a jamais tort : il est trompé ou victime du système.

Loin du respect pour le peuple, cette posture exprime en fait un réel mépris, qu'exprime le rejet de la démocratie formelle. Comment des citoyens privés des moyens de formuler une opinion rationnelle pourraient par leur vote choisir les solutions qui conviennent à leurs intérêts ?
On glisse alors vite de la définition des intérêts objectifs de la classe ouvrière à la nécessité qu'elle en prenne conscience, puis à l'idée que l'avant-garde "consciente " défend ses intérêts " inconscients ", ce qui est bien sûr antinomique aux bases de la démocratie représentative, fondée sur le respect de l'égale valeur des opinions, aussi ma manipulées et erronées soient-elles.

Et quand on constate, malgré tout, que le peuple persiste à cultiver des comportements contre-révolutionnaires (tels que l'attachement à des croyances religieuses, la recherche de la propriété privée, le goût de la concurrence, la tendance à l'enrichissement pour l'enrichissement…) on en conclut soit qu'il y a encore des héritages culturels à détruire, soit qu'il y a des trahisons objectives qui sont le fait d'erreurs d'appréciation.

C'est ainsi que les marxistes, qui ont toujours eu du mal à penser l'Etat comme autre chose que l'instrument passif de la classe dominante, ont du forger de toutes pièces un arsenal théorique pour expliquer que l'URSS n'était que le produit de la dégénérescence bureaucratique entraînée par la restriction de la révolution dans un seul pays.

Cette démarche populiste de gauche a aussi son versant politicien plus prosaïque chez les réformistes: comme le peuple a toujours raison quand il va " plus à gauche ", il faut le suivre aveuglement, car, évidemment, comme le problème c'est que les masses ne sont jamais assez conscientes, le moindre pas vers la contestation radicale ne peut qu'être juste.
Il y a en effet énormément de réformistes, en France, qui se vivent perpétuellement avec leur mauvaise conscience. Loin d'être réformistes par conviction, ils le sont faute d'avoir trouvé le moyen d'être révolutionnaires dans la société dans laquelle ils vivent. Dès lors, pour eux, le programme politique réformiste n'est pas la meilleure réponse possible aux enjeux sociaux, mais qu'une perpétuelle concession à un rapport de force défavorable : qu'un jour, le peuple manifeste son souhait d'aller " plus loin ", et alors il faut jeter ses idées de la veille aux oubliettes et s'empresser se faire monter les enchères.
Ce qui nourrit, comme tout populisme, une perpétuelle insatisfaction propice à toutes les aventures.
Cette attitude, tout à fait normale pour un syndicaliste, est grave pour un responsable politique : elle sous-entend de fait qu'on ne croie pas aux idées que l'on professe, et surtout qu'il faut éduquer les citoyens et les militants à vivre dans le rêve, voire le fantasme, plutôt que d'assumer leur responsabilité de citoyen.

Les révolutionnaires honteux se reconnaissent d'ailleurs facilement chez les réformistes : ils vouent une haine viscérale (indépendamment des politiques publiques réellement en cause) à tous ceux qui assument leur identité réformiste , et se laissent en revanche souvent séduire par des leaders (ah, Mitterrand…) qui maintiennent l'ambiguïté du " rêve ", sans rapport avec la réalité de leur action de réforme.
Rappelez-vous la fameuse phrase de Fabius au congrés de Metz du PS, en 1977, s'adressant à Rocard : "entre le plan et le marché, camarage, il y a le socialisme !".
Accordons lui l'intelligence de ne pas avoir accordé trop de poids à son assertion, mais en revanche, il est clair qu'il savait qu'il se taillerait un franc succès de tribune, en parlant aux tripes de tant de socialistes se rêvant comme révolutionnaires avec les droits de l'homme en plus.

Une culture de l'irresponsabilité

Aux racines du gauchisme, il y a le refus due l'exercice assumé du pouvoir.
Quelle que soit la façon dont on la qualifie (capitaliste, libérale, productiviste…), l'organisation de base de la société étant mauvaise, on ne peut y obtenir quoi que ce soit de positif en y exerçant des responsabilités.
Dès lors, le gauchiste n'est jamais tenu de rendre des comptes de son action : les éventuels progrès ne sont que des conquêtes " arrachées ", les défaites ne sont jamais de sa faute.
D'ailleurs, une bonne partie du verbiage gauchiste consiste à sans arrêt faire porter à d'autres, généralement ceux qui sont le plus proche de lui, le poids de tous les maux : " il faut marquer clairement les responsabilités de … dans la défaite ".

En cela le gauchisme est fondamentalement anti-démocratique : assumer une responsabilité c'est déjà trahir ou déchoir.

Dans l'histoire, le gauchiste trouve toujours des coupables ailleurs.

C'est pourquoi Trotsky représente souvent une figure tutélaire des gauchistes : par sa théorie de la révolution permanente, il explique " scientifiquement " pourquoi toute expérience de révolution ne peut jamais être jugée sur ses résultats. Puisque une révolution qui ne s'étendrait pas à l'ensemble des pays industriels ne peut réussir, les échecs de celles qui se produisent ne sont jamais à porter au débit de l'idée révolutionnaire.

Mais cet esprit a dépassé les cercles de l'extrême-gauche : c'est devenu une façon de s'attribuer une obligation de moyens et jamais de résultats.
Ce qui est obtenu est toujours secondaire eût égard à ce qui a été revendiqué.
L'important n'est pas d'arriver quelque part, mais d'entretenir la foi du marcheur.

Cette irresponsabilité congénitale au gauchisme explique aussi la division perpétuelle des chapelles : le plus grand danger pour un gauchiste n'est pas d'être faible, mais d'être trop fort.
En effet, dans ce cas, le spectre de la responsabilité menace, avec la perspective terrifiante de pouvoir peser sur le cours des choses et donc d'avoir à rendre des comptes sur ce qu'on a décidé.
C'est pourquoi le gauchiste est intransigeant et n'hésitera jamais à provoquer une scission ou une division supplémentaire au prétexte d'une phrase mal tournée : c'est le moyen de repousser encore et toujours toute situation qui le mettrait en position de responsabilité.
Dans le cas du PC, on se souvient encore de la panique en 1977 quand se dessinait la possibilité d'une victoire de la gauche aux législatives avec un programme commun signé par le PCF ! Il a fallu vite rajouter quelques exigences histoire de se dédouaner de toute victoire éventuelle !
Ce qui n'a malheureusement pas suffi en 1981…

On trouve également là une des raisons pour laquelle le gauchisme s' épanouit si bien dans le syndicalisme français : son extrême faiblesse et sa division permettent l'exercice constant de l'irresponsabilité.
On trouvera toujours un syndicat pour assumer la signature de l'accord et se désigner ainsi à la vindicte de la trahison. Imaginez par malheur un seul syndicat puissant : il aurait à rendre compte à ses mandants, et à leur expliquer, par exemple, qu'ils ne seront pas augmentés car l'accord de revalorisation des salaires est insuffisant ; ou au contraire à signer au motif que 2% de d'augmentation est mieux que 0%. Bref à assumer ses responsabilités. Horreur !

Une culture de parasite

Le gauchisme ne peut vivre de ses propres forces. Il ne s'épanouit qu'à l'ombre des réformistes.
D'ailleurs, les gauchistes ne sont puissants que dans les sociétés qui comptent des organisations réformistes faibles.
Que ces dernières viennent à disparaître, et les gauchistes les suivent dans leur néant.
Que celles-ci deviennent trop fortes, et les gauchistes se marginalisent.
Le gauchiste a besoin de réformistes suffisamment forts pour structurer la vie politique, et suffisamment faibles pour vivre à ses crochets.

Quoi qu'il leur dénie ce titre, sans leaders officiels contestés de la gauche, le gauchiste ne sait plus quoi faire.
Si la gauche institutionnelle est trop faible, le gauchisme est renvoyé à ses propres responsabilités, ce qui est antinomique à sa nature.
Si la gauche institutionnelle est trop forte, il ne peut plus exercer de réelles pressions et se nourrir de ses fragilités.

Qu'il s'incarne dans le mot d'ordre du " c'est insuffisant " ou du " c'est une trahison ", le gauchisme ne peut jamais construire sur ses seules bases.

Le gauchisme est comme un amendement ou une post-face perpétuelle : lui retirer les pages écrites par les réformistes, c'est l'acculer à écrire lui même son propre livre, ce qu'il est incapable de faire, sauf à démontrer que le roi est nu.

D'où son désarroi lorsque par accident, la gauche institutionnelle se retrouve hors-jeu comme après le premier tour des présidentielles…

Il n'y a que dans les sociétés non démocratiques que le gauchisme réussit à prospérer de façon autonome pendant quelques temps : délivré de l'obligation démocratique de rendre des comptes, il peut continuer à vivre en circuit fermé, voire clandestin, à l'écart des remous du monde réel.

Une culture de la dissimulation permanente

Le gauchisme n'aime pas dévoiler son fonds de commerce.
Il préfère généralement que l'on reste devant la vitrine, sans aller regarder sur ce qu'il y a dans l'arrière-boutique.
Sans même parler de certains cultes du secret, le gauchisme préfère de loin les mots d'ordre et les slogans à l'exposé complet de ses idées et de son programme.
Le Graal reste d'autant plus attractif qu'il reste enveloppé d'une brume épaisse.

Le gauchisme a ainsi une opinion très tranchée sur ce qu'il faut faire tout à l'heure, surtout d'ailleurs sur ce qu'il ne faut pas faire, mais reste très évasif sur ce qu'il ferait après-demain s'il en avait la possibilité.

Pour une bonne raison : la connaissance de son programme amènerait soit à découvrir qu'il n'en a pas, ou alors constituerait un repoussoir tel qu'il le réduirait à se réunir dans une cave.

En effet, le gauchisme n'a pas de programme pour la société existante, mais uniquement un programme pour une société imaginaire, sans capitalistes, certes, mais aussi sans professions libérales, sans chasseurs, sans routiers, sans propriétaires individuels, sans héritages, sans alcooliques, sans stars, sans délinquants, sans escrocs…

Alors, en attendant, il joue les " monsieur plus " en surfant sur toutes les aspirations, toutes les revendications, tous les mécontentements, sans surtout dévoiler l'intégralité de son programme réservé aux initiés.

Le gauchisme explique que les élections ne changeront rien, qu'il faut agir au lieu d'élire, mais ne peut s'empêcher de descendre dans l' arène électoral et de se prêter aux milles délices de la recherche de voix, de compter et recompter chaque suffrage, parce-que, malgré ses proclamations, il cherche lui aussi la légitimation des urnes quand cela l'arrange.

Une culture de l'évitement

Le gauchisme entretient volontiers un vocabulaire guerrier, rempli de combats, de luttes, d'ennemis et de capitulations.
Ses militants les plus courageux ne dédaignent pas mettre sur pied quelques services d'ordre paramilitaires qui iront se glorifier d'attaques contre les fachos dans quelque rue du quartier latin ou lors de meetings du front national.

Il est (presque) de toutes les manifestations pour les sans-abris, les sans-papiers, les chômeurs, les cheminots de la SNCF, les licenciés de Marks et Spencer…
Ils ne dédaigne pas à l'occasion organiser le harcèlement des cortèges socialistes qui auront éventuellement répondu à ses injonctions de faire cause commune, ou rivaliser de slogans qui marquent sa différence.

Ne comptez pas sur lui, en revanche, pour monter des contre-manifestations quand les paysans, les mandarins de droite, les médecins libéraux, les propriétaires de cliniques, les gendarmes et les policiers, les responsables d'écoles privées ou les paysans de la FNSEA descendent dans la rue.
Il faudra même tendre désespérément l'oreille pour l'entendre prendre position quand les groupes de pression les plus conservateurs donnent de la voix. Ses coups de gueule, il les réserve contre ses concurrents de gauche, surtout quand ils sont au gouvernement.

En fait, le gauchisme est indifférent au fait qu' il ne faut pas seulement convaincre les siens, mais aussi tenir compte qu'il existe un autre camp, avec des citoyens qui ne sont pas forcément d'accord, et qu'il faut soit les convaincre soit lutter contre de façon à les neutraliser.
Comme il ne croit pas à la démocratie " formelle ", il estime d'ailleurs qu'une opinion de droite n'a aucune légitimité.
Le gauchiste ne se pose pas le problème de gouverner une société toute entière : il ne recherche que l'hégémonie dans son camp.

Enfermé dans sa bulle, le gauchiste entretient une forme de lâcheté qui lui fait déserter le terrain de la confrontation des idées et des intérêts, au seul profit de la bataille permanente entre militants qui partagent le même fond commun.